En janvier 2017, le CEIB a décidé de nommer sa conférence annuelle « Lin Li-kouang distinguished lecture for Buddhist studies », à la mémoire de Lin Li-kouang, linguiste et bouddhologue d’origine chinoise, ancien enseignant à Langues’O (1933–1945). Cette conférence invite chaque année un universitaire étranger internationalement reconnu dans le domaine des études bouddhiques pour présenter ses travaux au public français au CEIB.

Lin Li-Kouang (林藜光, 1902–1945) est né en 1902 à Xiamen (Amoy), dans la province du Fujian. Diplômé en 1926 de la faculté de philosophie de l’Université de Xiamen, il devait s’orienter très tôt vers les études bouddhiques. De 1924 à 1926, il fut initié au sanskrit par l’éminent sinologue et bouddhologue Paul Demiéville (1894–1979), quand celui-ci était à Xiamen. En 1929, il accepta le poste d’assistant à l’Institut Harvard-Yenching de Pékin que lui proposait Alexandre von Staël-Holstein (1877–1937), orientaliste et sinologue germano-balte, auprès duquel il poursuivit son apprentissage du sanskrit, se consacrant à des recherches philologiques. Dans le même temps, il travailla à la compilation d’un « Index chinois-sanskrit du Kāśyapaparivarta » sur plus de 10 000 fiches ; un index qui ne fut jamais publié. En 1933, l’École des langues orientales lui proposa un poste de répétiteur de chinois pour travailler avec Paul Demiéville qui alors y était professeur. Il eut ainsi la possibilité de venir en France et étudier le sanskrit et le pāli auprès de l’indianiste de renom Sylvain Lévi (1863–1935) au Collège de France.

Sylvain Lévi avait fait copier au Népal en 1922 un volumineux recueil de stances bouddhiques intitulé Dharma-samuccaya.

D’après Demiéville,

La copie (…) fourmillait de fautes presque à chaque ligne (…). Un colophon du manuscrit indiquait que les stances étaient tirées du Saddharma-smṛty-upasthāna-sūtra. Sylvain Lévi avait bien reconnu dans ce titre celui d’un gros ouvrage du Petit Véhicule dont l’original sanskrit est perdu, mais qui s’est conservé en une version tibétaine et deux versions chinoises ; il n’avait cependant pas réussi à y retrouver les stances du Dharma-samuccaya. C’est que le compilateur du Dharma-samuccaya, un moine obscur du nom d’Avalokitasiṃha, avait eu l’idée saugrenue de regrouper à sa manière les stances du Saddharma-smṛty-upasthāna-sūtra (…), et il avait si bien bouleversé l’ordre selon lequel les stances se présentaient dans le sūtra original (…), qu’un Sylvain Lévi lui-même n’arrivait plus à les y repérer sous leur habit tibétain ou chinois. (Demiéville, 1949, introducSaddharma-smṛty-upasthāna-sūtration à L’Aide-mémoire de la vraie loi de Lin Li-Kouang)

Collationner un tel manuscrit représentait une tâche énorme et des plus fastidieuse ; Sylvain Lévi, déjà trop âgé pour se lancer dans cette entreprise, en confia l’accomplissement à Lin Li-kouang qui, après la mort du maître en 1935, entreprit, à la Bibliothèque nationale de Paris, de recopier la traduction tibétaine du sūtra, avant d’en faire de même pour les versions du même texte figurant dans le « Recueil d’écritures bouddhiques en chinois », pour les comparer ensuite avec le manuscrit sanskrit. Ainsi, à force de patience et d’obstination, il parvint à identifier dans les versions chinoises l’une des stances, puis une autre, puis des séries entières et enfin tout l’ensemble… jusqu’à pouvoir corriger le texte sanskrit du Dharma-samuccaya.

Sous la direction du Louis Renou (1896–1966), alors directeur de la IVe section de l’École pratique des hautes études, Lin Li-kouang établit une édition critique, et accompagnée d’annotations, des 2 549 stances du Dharma-samuccaya ; le texte sanskrit fut édité avec sa traduction tibétaine et ses traductions chinoises, revues et corrigées, et accompagnée d’une traduction en français qu’il fit lui-même. C’est que sur la base du collationnement de la traduction tibétaine et des deux adaptations chinoises, Lin Li-kouang avait formulé de nombreuses observations fort pertinentes.

Cette tâche accomplie, il décida de se lancer aussitôt à la rédaction de l’« Introduction au Compendium de la loi ». Conçue au départ comme une étude de l’évolution du Dharma-samuccaya dans le contexte de l’histoire et des langues du bouddhisme, elle tourna, du fait de ses multiples implications, en une étude complète du Saddharma-smṛty-upasthāna-sūtra, qui s’amplifia peu à peu jusqu’à constituer toute une somme d’études sur le bouddhisme du Petit Véhicule considéré à certains stades de  son évolution historique. Sous l’intitulé « L’Aide-Mémoire  de  la  Vraie Loi », l’Introduction comptait cinq chapitres répartis sur plus de trois cent cinquante pages. Le volume de travail était tellement considérable que Lin Li-kouang consacra dix années de sa vie à cette étude, dont six se déroulèrent dans le contexte difficile de la Seconde Guerre mondiale. Il fit preuve d’une très grande assiduité au travail : durant la journée, il  se consacrait aux cours de chinois et durant ses soirées, il travaillait à ses recherches, et ce, souvent jusque tard dans la nuit.

Les privations des années de guerre, le surmenage ainsi que l’angoisse lancinante que lui causait le destin assombri de son pays lointain et de ses proches eurent raison de sa santé. Il mourut silencieusement dans une solitude absolue à l’aube du 29 avril 1945 au sanatorium de St-Hilaire-du-Touvet (Isère) à l’âge de 43 ans. L’année suivante, ses restes furent transférés au cimetière du Père-Lachaise où il repose pour l’éternité.

Après sa mort, c’est en France que la publication et la révision de ses travaux furent entreprises. On doit à Paul Demiéville, à André Bareau (1921–1993), directeur d’études à l’EPHE et à Jan Willem de Jong (1921–2000), professeur à l’Université nationale d’Australie à Canberra d’avoir rédigé les appendices. La Librairie d’Amérique et d’Orient a assuré la publication de l’ensemble de ses études en quatre volumes qui ont vu le jour respectivement en 1946, 1949, 1969 et 1973.

C’est par ces travaux monumentaux que Lin Li-kouang a apporté sa contribution aux études bouddhiques en France. Soixante-douze ans après la mort de ce bouddhologue venant de loin, nous avons l’honneur d’associer notre conférence annuelle avec son nom. En effet, son parcours et ses travaux témoignent de la longue tradition des collaborations entre les trois établissements co-fondateurs du CEIB (Inalco, EPHE et Collège de France), ainsi qu’entre les chercheurs européens et asiatiques, mais aussi et surtout, ils montrent parfaitement l’intérêt profond des universitaires pour les études bouddhiques, animés par l’idée de respecter, de traduire et de reconstruire la pluralité des civilisations.

le 5 mars 2017
*Nos remerciements vont à M. Lin Xi, le fils de Lin Li-kouang.

Ouvrages de Lin Li-kouang édités à titre posthume

  1. Dharma-Samuccaya [诸法集要经]. Compendium de la loi : recueil de stances extraites du Saddharma-smṛtyupasthāna-sūtra par Avalokitasiṃha, volume 1 : chapitres I-V, texte sanskrit édité avec la version tibétaine et les versions chinoises et traduit en français par Lin Li-kouang, Paris : Adrien-Maisonneuve, 1946.
  2. L’Aide-mémoire de la vraie loi, Saddharma-smṛtyupasthāna-sūtra. Recherches sur un Sūtra Développé du Petit Véhicule : Introduction au Compendium de la loi (Dharma-samuccaya) [正法念处经研考], par Lin Li-kouang, introduction de Paul Demiéville, Paris : Adrien-Maisonneuve, 1949.
  3. Dharma-Samuccaya. Compendium de la loi : recueil de stances : extraites du Saddharma-smṛtyupasthāna-sūtra par Avalokitasiṃha, volume 2 : chapitres VI-XII, texte sanskrit édité avec la version tibétaine et les versions chinoises et traduit en français par Lin Li-kouang, révision d’André Bareau, J. W. De Jong et Paul Démiéville, Paris : Adrien-Maisonneuve, 1969.
  4. Dharma-Samuccaya. Compendium de la loi : recueil de stances extraites du Saddharma-smṛtyupasthāna-sūtra par Avalokitasiṃha, volume 3 : chapitres XIII-XXXVI, texte sanskrit édité avec la version tibétaine et les versions chinoises et traduit en français par Lin Li-kouang, révision d’André Bareau, J. W. De Jong et Paul Demiéville, Paris :Adrien-Maisonneuve, 1973.

Pour plus d’information sur la vie et la recherche de Lin Li-kouang, voir le Supplément d’Études Chinoises (2015, vol.34, n°1).

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